La Visite
La Visite – vidéo Full HD – 35 minutes – 2024 Dans « La visite », un guide touristique sans visiteur.se.s nous propose de découvrir les gestes et les étapes du travail de Benoît, un éleveur laitier de la ferme de Brandéha (Morbihan). Précieux mais décontracté, maladroit avec les bêtes, parfois gênant dans le travail de Benoît, notre guide s’évertue à la bonne réalisation de son exercice pédagogique sur la production laitière. Benoît imperturbable lui, travaille. Dans une alternance de scènes performées et de séquences prises au réel, “ La Visite” est un essai aux contours flous qui s’autorise à ouvrir différentes questions liées au personnage de documentaire, aux gestes du travail ou encore à l’exotisation de la ruralité. Clément Vinette ![]() ![]() Entretien croisé entre Benoit Baron, éleveur, Marie Frampier, commissaire et Clément Vinette (C.V). Réalisé dans le cadre de l’exposition «Révolution d’un seul brin de paille» à l’Atelier, Nantes. Marie Frampier : Dans la vidéo La visite, le travail d’élevage de vaches laitières dans la ferme de 235 hectares de Benoit, située en Bretagne, rencontre le travail à la fois de Clément, l’artiste, et de Clément, le personnage de guide touristique. Pouvez-vous nous expliquer votre rapport au travail, à la ferme et dans la fabrication de ce film, ainsi que les sensations ressenties lors de la rencontre de ces deux univers ? Benoît Baron : Je me considère comme très investi dans mon travail, tout comme le sont mes associés. Mon installation est encore récente (début 2022), je reste donc dans une phase d’apprentissage continu et de création de nombreux outils me permettant de suivre mon troupeau. Mon entrée dans le GAEC s’est aussi accompagnée d’un changement de système vers plus de pâturage à la faveur d’une reprise d’une partie d’une ferme voisine. Les premières années ont été particulièrement intenses avec les aménagements nécessaires à mettre en place (réaménagement du bâtiment, installation de clôtures, du réseau d’eau pour l’abreuvement au champ… des tâches qui ne se limitent pas à un travail physique mais nécessitent une vraie réflexion en amont !). L’idée reste de mieux maitriser le temps de travail, bien que celui-ci se révèle passionnant. Il aurait surement été difficile d’accueillir Clément sur la ferme dès mon année d’installation de ce fait. Mais même si le métier est très prenant, il se prête bien à l’accueil de personnes extérieures pour le partager, avec un environnement qui change beaucoup au cours d’une journée et au fil des saisons et suscite facilement la curiosité. Notre ferme est d’ailleurs relativement ouverte sur l’extérieur comme Clément a sans doute pu le remarquer. S’il n’en était d’ailleurs pas à sa première visite de la ferme, il a passé le cap de la simple visite de découverte que j’impose souvent aux amis de passage pour percer un peu plus l’univers de la ferme. La rencontre avec la caméra n’était pas un problème dans la mesure où la confiance est totale avec Clément que je connais depuis plus de 15 ans. Il a pu assister à divers moments de la vie d’une ferme, plus ou moins joyeux, depuis la naissance jusqu’à la mort d’un animal sur la ferme. Marie : Clément quel est ton rapport au travail dans la fabrication de cette vidéo, en tant qu’artiste et à travers ce personnage de guide ? Et qu’as tu ressenti dans la rencontre de ces univers artistique et fermier ? Clément Vinette : Depuis longtemps je voulais filmer la ferme de Benoît, son travail, ses gestes. Comme souvent pour moi, l’envie première est de documenter ce que je vois. Le récit et sa construction se font dans un deuxième temps. Une de mes envies initiale était d’avoir une image proche de Benoît, d’être avec lui, et que le.a spectateur.ice puisque presque sentir la vache et le foin. Et cette proximité dans l’image pouvait être possible parce que Benoît et moi sommes amis. Mais je me suis heurté au rythme intense du travail de Benoît. Un travail qui compose avec le vivant (bêtes, pâturages, météo…). Il m’était souvent difficile de bien me placer pour cadrer sans le gêner. Où que je puisse me trouver je gênais, soit en ralentissant Benoît, soit en perturbant les bêtes… J’ai ressenti un trouble, un paradoxe à vouloir être au plus proche des gestes de Benoît tout en perturbant son travail. J’ai donc eu envie que le film transcrive cette expérience. En cherchant, en parlant aussi des images et des représentations de la ferme avec Benoît, j’ai eu l’envie de créer ce personnage de guide qui pourrait prendre en charge les questions que soulevaient pour moi le fait de filmer Benoît. Je l’ai pensé comme un personnage vecteur de plusieurs clés et doté d’un statut trouble : un guide qui informe mais qui perturbe aussi le travail. Un guide qui joue à être guide puisqu’il n’y a pas de visiteur. Un guide qui s’appelle Clément, à la fois distant du sujet et complètement complice. Enfin, par-dessus tout, ce guide nous a permis de nous marrer dans nos boulots respectifs. Et c’est quand même très important pour moi. Marie : Quel a été le moment le plus marquant pour vous dans ce projet ? Benoît : Je retiens un temps d’échange en terrasse d’un bistrot à la fin de sa première semaine sur la ferme à la mi-août. C’est le moment où Clément a pu exprimer ses premiers ressentis sur sa perception de mon travail (notamment son “vertige” face au besoin d’exigence permanent par rapport à la qualité du lait). Il était lui même encore en pleine réflexion sur ce qu’il allait pouvoir faire des premières images capturées. Le vêlage de la vache Merveilleu (début mars) que l’on voit dans le film est aussi un temps fort. J’ai fait revenir Clément sur la ferme exprès, alors que la nuit tombait. Enfin, si les images n’apparaissent finalement pas dans le film, Clément était à mes cotés lors de soins portés auprès d’Ustica, une génisse malade, malheureusement sans succès. Je pense qu’il s’agissait là encore d’un moment marquant dans la compréhension du rapport homme/animal pour lui. Clément : Difficile pour moi de savoir quel moment a été le plus marquant pendant ce tournage. Il y a eu la fois où je me suis fait piquer par une guêpe, la fois où j’ai touché la clôture électrique qui était allumée, la fois où Benoît m’a demandé d’appuyer sur la pédale de frein du tracteur… Benoît : L’après-midi qui a suivi, ça a été une session de travail importante pour toi, ça a donné lieu à des images sympa avec le chantier se déroulant pendant que « Clément le guide » parle au milieu des vaches. Pépette fait même part de son intérêt pour la caméra en fin de séquence. Filmer des animaux, c’était une première pour toi, le petit gars de la ville ? Tu n’avais pas l’impression de les empêcher de travailler elles aussi ? Clément : Je trouve assez intéressant que tu marques mon appartenance à la ville et, par là, ton appartenance à la campagne. Notre relation d’amitié s’est construite via l’humour et la gentille moquerie avec ce besoin régulier de marquer cette différence, en sur-jouant nos codes et clichés, toi le paysan bourrin sans filtre, moi le citadin précieux et snob… En dézoomant un peu, je trouve que ta question dit beaucoup d’un monde de la campagne qui a souvent la sensation d’être dirigé et regardé de haut par les « mecs en cols blancs dans les bureaux ». Une ruralité qui souffre de représentations souvent exotisées, ou à l’inverse, dévaluées de la part du monde urbain, où se prennent les décisions. En passant du temps avec toi et les différents associés sur la ferme, j’ai pu saisir concrètement cette défiance légitime vis à vis du regard porté par l’ailleurs. Et j’ai eu envie de le traiter dans le film. C’est de là qu’est né ce guide touristique précieux, en doudoune impeccable… À la fois celui qui parle et qui sait, qui gêne et irrite. Pour les vaches, je les ai parfois perturbées dans le travail c’est certain. D’ailleurs, si elles ont produit moins de lait pendant les semaines où je suis venu tourner, tu m’enverras la facture… je verrais ce que je peux faire. Hors blague cette fois, tu soulèves à mon avis l’immense question épineuse du rapport de l’homme à l’animal dans une logique de production. Et plus particulièrement, la relation entre les vaches et les éleveurs. C’est un débat explosif en ce moment dans lequel je me garderais bien de prendre parti… Avec « La Visite » mon geste se concrétise par mon regard et mes observations de ton rythme, tes gestes. Une image de ton travail avec sa complexité, sa beauté, ses paradoxes… Marie: Clément, tu mets en scène un personnage de guide, portant ton prénom, dans un documentaire dont l’une des vaches protagonistes porte ton nom de famille. Clément le guide s’adresse aussi à un public semble-t-il absent. La frontière entre fiction et réalité semble floue et tu sembles t’en amuser tout le long du film. Est-ce ici un sujet d’expérimentation pour toi que tu souhaiterais développer dans tes prochains projets ? Clément : Mon travail se partage entre la réalisation de formes documentaires et un travail de comédien, au théâtre et dans des performances. Ces deux pans de mon boulot s’auto-alimentent, ils se nourrissent l’un de l’autre, se court-circuitent aussi parfois… Pour « La visite » j’avais envie de me mettre un peu plus à nu que dans mes précédents travaux documentaires. L’envie de figurer avec Benoît et faire que cet exercice de représentation soit en partie commun à nous deux. Lorsqu’on écrit un film documentaire, on parle de personnage pour désigner les sujets des films. Et cette notion m’a toujours perturbé. À partir de quand quelqu’un devient personnage ? J’ai pas la réponse. Mais je crois que dans « La visite », Clément le guide et Clément «le réel» continuent de poser la question. Au-delà de l’opposition entre fiction et réel, ce qui m’intéresse c’est de proposer un espace-temps dans lequel différents codes co-existent. Ici, ceux du documentaire, du théâtre et de la visite guidée. Les faire vivre ensemble créé différents niveaux de lecture, tisse plusieurs récits, provoque l’absurde et l’humour. Et ça, oui, je vais surement continuer d’y travailler sur mes prochains projets. Enfin, la vache 4561 a été baptisée Vinette par Benoît. C’était une envie de sa part pour marquer mon passage sur la ferme. Et ça m’a beaucoup touché. Je suis papa d’un veau maintenant. Alors je lui ai trouvé une place dans l’installation. |