Acteurs et Tupperware

 

 

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Une salle des fêtes, dans une petite ville du Berry, il est tard et l’organisatrice de la soirée danse seule au milieu de la salle, un gobelet en plastique à la main. Le carrelage saumon est devenu noir gras. La plupart des convives sont rentrés. Seuls restent : les deux amis de longue date, toujours célibataires voutés dans les chaises sur le côté :

Le divertissement est la meilleure manière de souffrir d’avoir à mourir un jour. Celui qui se divertit sait bien qu’il ne veut pas penser à quelque chose et sait bien qu’il ne peut pas y échapper. Mais en se divertissant, il suspend son attention de telle sorte que quand la chose arrive, il est surpris et ne veut pas le voir, et c’est la déploration ! 

Bruce fixe le cotillon fripé par terre. Sa chemise est entrouverte. Il tire sur sa clope et soupire :

Ta gueule Rosset. Et je vais te dire un truc. J’avouerai avoir éprouvé la sensation que la manipulation des mass médias par le monde de l’art de façon consciente (c’est à dire intellectuelle), pour fabriquer un discours sur la société, a produit un nouveau genre d’élitisme aride dans ce qui était auparavant le domaine le plus sensuel : celui des arts plastiques

Les lumières de la salle s’éteignent brusquement et on entend, après un hoquet, une voix nasale monocorde demander poliment aux deux amis de bien vouloir rentrer chez eux, car il est tard.

 

 

L’ORGANISATRICE: Sophie Pérez.

LE PREMIER CELIBATAIRE : Clément Rosset

LE SECOND CELIBATAIRE : Bruce Benderson.

LA VOIX NASALE : Guy Debord

 

 


 

 

Comme tous les mardis, à midi moins le quart, Bruno se met en slip, s’installe sur la table de massage de son ostéo et vide son sac :

Ils sont très proches de ce qu’on appelle stars. Une star c’est justement une incarnation totale, une synthèse totale, évidente, où il n’y a même plus question de jeu. Une star est une essence, une incarnation. 

L’ostéopathe tient la jambe gauche de Bruno dans une main, et lui agite le bassin de l’autre, comme un boulanger le ferait avec une pâte à pain. Une petite radio grésille «…et mes fesses, tu les aimes mes fesses…», sur un orchestre de violons. L’air sérieux, il inspire et baisse la tête vers Bruno. Sur un ton détaché, il lui répond :

Les dieux ont un bonheur constant, les hommes sont dans un malheur perpétuel, les actions de ceux qui sont entre les dieux et les hommes, sont par la diversité de leur sort, agréables. Tout cela pour dire, Bruno, qu’on peut poser en thèse générale que les individus auxquels l’exercice de la magie est attribué, ont déjà, abstraction faite de leur qualité magique, une condition distincte à l’intérieur de la société qui les traite de magiciens. 

Bruno, a maintenant la jambe gauche pliée sous son ventre, ses deux bras dans le dos et la joue contre son épaule. Il est un peu déstabilisé, et n’est pas sûr d’avoir compris le raisonnement de l’ostéopathe. Il poursuit son raisonnement comme il peut :

— Un comédien n’est pas forcément une star, il peut en devenir, il peut chercher son essence. Il n’y arrive pas toujours.(…) Les acteurs, ce n’est pas le bout du film, (…) ils ne sont que des éléments, même pas les éléments principaux. Le principal, c’est la mise en scène finale et le film lui même. 

L’ostéo lâche tout ce qui lui reste dans les mains et se retourne vers le petit bureau :

Oui. Bruno, On se revoit la semaine prochaine. Même heure. 

 

 

 

BRUNO : Bruno Dumont

L’OSTEO : Marcel Mauss.

LA RADIO : Brigitte Bardot dans Le mépris.

 


 

 

La lumière du matin avertit soudainement les esprits avinés qu’ils ont manqué les six premières heures de cette nouvelle journée. Dans la rue, les premiers livreurs s’activent tant bien que mal, évitant les discussions sclérosées des noctambules chancelants. Au sol, un homme immobile a déposé sa tête sur le trottoir. Une bouteille en plastique tient en équilibre sur sa tempe tournée vers le ciel. Derrière, au milieu de la place, une jeune femme déguisée en blanche neige converse dans mauvais anglais avec un bon touriste matinal. Il lui demande s’il peut la prendre en photo car elle est habillée comme la vrai. Depuis la fontaine, un homme à moustache s’approche de Blanche Neige et du touriste. Son charisme de grand navigateur les laissent de marbre et le silence s’installe entre eux jusqu’à ce qu’il arrive à leur hauteur :

Bonjour, je m’excuse, auriez vous du feu ? 

Blanche Neige et le touriste font « non » de la tête. L’homme a moustache soupire et mets la main dans sa poche. Il en sort une banane. Il la braque sur le touriste « pfiouk », puis sur Blanche Neige « pfiouk » et enfin sur son front… « pfiouk ». Blanche Neige rigole mais le touriste prend peur et tente de s’extraire de la situation. L’homme a la moustache le retient par le bras et sourit :

Je compte toujours sur l’effet de choc produit sur le spectateur : trêve de tergiversations, de longues explications sur les horreurs de la guerre, car il suffit d’une courte séquence naturaliste pour mettre le spectateur dans un état de traumatisme après quoi il croira absolument tout ce qu’on lui montrera par la suite. Je considère que le cinéma est un art réaliste et qu’il n’a pas à avoir peur de l’ascendant direct qu’il a sur le spectateur. 

L’homme à la moustache range sa banane et fait demi-tour sous le regard attentif des deux autres. Il prend le trottoir, passe à côté de l’homme à la bouteille, couché au sol et saute en ramenant ses jambes pour faire claquer ses chaussures entre elles.

 

 

 

 

L’HOMME AU SOL : Erwin Wurm,

BLANCHE NEIGE : Pilvi Takala,

LE TOURISTE : Martin Parr,

LE MOUSTACHU : Andreï Tarkovski

 

 


 

 

Un dimanche après midi, il fait beau sur la route derrière l’aéroport. C’est la rencontre mensuelle de Mobylettes. Ambiance « Apéro-grillades ». Les badauds sont tout excités. Première course : Yvana contre Henri. Echange de regards courtois, Henri salue Yvana d’un mouvement de casque. Yvana lui met une tape sur l’épaule, met un coup de gaz en pivotant son poignet et klaxonne deux petits coups. Henri, furieux, coupe son moteur et enlève son casque :

T’es chiante avec tes klaxons ! Tu ne peux jamais rien faire sérieusement ! C’est dingue.

— Oh eh ! Arrête, tout le monde s’est marré sauf toi ! Tu sais, l’humour permet de créer une distance, de dépasser le premier degré, de voir les choses sous un autre angle. Mais en même temps, tout en favorisant la prise de recul, il engage physiquement le spectateur, par le rire notamment, qui produit un son et donne la sensation de la présence de quelqu’un dans un espace. Le rire fait exister concrètement, corporellement le spectateur. C’est une façon de l’impliquer dans la création mais en le laissant à sa place !

Henri se calme et colle son casque à celui d’Yvana. Elle coupe son moteur à son tour. Le public trépigne et bourdonne de déception.

— Ecoute Yvana, Le rire ne peut pas être absolument juste. (…) Il ne doit pas non plus être bon. Il a pour fonction d’intimider en humiliant. Il n’y réussirait pas si la nature n’avait laissé à cet effet, dans les meilleurs d’entre les hommes un petit fond de méchanceté, ou tout au moins de malice. Peut être vaut t-il mieux que ne pas approfondir ce point là Yvana. Nous n’y trouverions rien de très flatteur pour nous. Nous verrions que le mouvement de détente ou d’expansion n’est qu’un prélude au rire, que le rieur rentre tout de suite en lui, s’affirme plus ou moins orgueilleusement lui même, et tend à considérer l’ autre comme une marionnette dont il tient les ficelles… 

La vitre du casque d’Yvana est pleine de buée. Henri continue :

— ...Sur cette présomption, nous démêlerions d’ailleurs bien vite un peu d’égoïsme, et, derrière l’égoïsme, quelque chose de moins spontané et de plus amer, je ne sais quel pessimisme naissant qui s’affirme de plus en plus à mesure que le rieur raisonne davantage son rire. 

Derrière le talus, sur le coté de la piste, un homme brandit un bâton noir au bout d’un pic métallique :

— Bon vous foutez quoi les deux là ! Y a vos Knackis qui crament ! 

 

 

YVANA : Yvana Muller.

HENRI: Henri Bergson.

L’HOMME AUX KNACKIS : Joël Hubaut.

 

 


 

 

 

Dans un parc, à la fin d’un picnic frivole. On ramasse la nappe et les tuperwares vides. Karen trouve une petite cuillère qu’elle pose en équilibre sur son nez. Les bras tendus sur les côtés, elle tourne sur elle-même :

— KAREN: Comment peut-on justifier le fait de faire semblant d’être idiot ? 

— STOFFER : On ne peut pas. 

— Un passant avec une canne : …? »

 

 

KAREN et STOFFER : Bodil Jorgensen et Jens Albinus dans Les idiots. Lars Von trier. 1998.

LE PASSANT : Charlie Chaplin. The Circus.